32.
Chaque seconde provoquait une douleur supplémentaire.
Après une nuit de cauchemar, Jean-Louis Martin fut réveillé brutalement par les deux infirmiers. Le plus âgé ouvrit d’un coup sec sa paupière et l’éblouit de sa lampe de poche pour vérifier que la rétine réagissait.
— J’espère qu’on va mettre ce « légume » au réfrigérateur, marmonna-t-il.
— C’est quoi « le réfrigérateur » ? demanda l’autre.
— Une salle spéciale où l’on entasse les gens comme lui pour qu’ils pourrissent sans plus gêner les autres, reprit le plus âgé. Mais il faut l’abîmer encore davantage pour qu’on le considère comme complètement « fané ».
L’œil de Jean-Louis Martin s’arrondit d’horreur. Un instant il pensa que les infirmiers allaient le débrancher.
— Tu en as peut-être marre de rester dans le noir ?
Le plus âgé échangea l’ampoule normale contre une ampoule de cent watts.
Dès lors, le plafond devint éblouissant. Sous l’intensité de la lumière, la tache disparut à nouveau. Cette lampe puissante asséchait la cornée de Jean-Louis Martin. La paupière n’était pas une protection suffisante contre une aussi puissante agression. Il n’en finissait plus de produire des larmes pour l’humidifier.
Son œil lui brûlait la tête. Au milieu de la nuit, les deux infirmiers refirent leur apparition.
— Ça y est, tu commences à comprendre qui décide les règles, légume ? Réponds, un coup pour oui et deux coups pour non.
Deux coups.
— Ah ! monsieur joue le fanfaron. Parfait. Ta punition pour l’instant n’a qu’à moitié fonctionné. Tu ne possèdes plus que deux sens en état de marche, l’œil et… l’oreille. Il n’y a pas de raison pour que tu ne sois pas aussi châtié par l’oreille.
Ils le coiffèrent d’un casque de baladeur diffusant en boucle le dernier tube de Gretta Love, Pour que tu m’aimes.
A cet instant, Jean-Louis Martin fut saisi d’une pulsion très forte de haine. Cependant, pour la première fois, son élan n’était pas tourné contre lui-même mais contre les autres. Il avait la rage. Il avait envie de tuer. Dans un premier temps, ses deux infirmiers. Et ensuite, Gretta Love.
Le lendemain matin, son œil et son oreille étaient en feu. Jean-Louis Martin tenta de comprendre, avec le peu de raison qui subsistait par-delà sa colère, pourquoi ces deux types qu’il ne connaissait pas lui voulaient autant de mal. Il se dit que c’était la nature même de l’homme de ne pas aimer son prochain et de prendre plaisir à le faire souffrir. Et à ce moment il transcenda sa haine et eut envie de changer l’humanité tout entière.
Le surlendemain, les infirmiers maladroits firent tomber Jean-Louis Martin sur le linoléum, les perfusions plantées dans ses avant-bras se tendirent et claquèrent. Ses bourreaux le remirent d’aplomb.
— Tu es salaud quand même ! dit le plus jeune des deux infirmiers.
— C’est le système qui est salaud. Moi je trouve qu’on devrait tous les euthanasier. Les « légumes » coûtent cher à la société, ils occupent des lits qui pourraient profiter à des malades plus valides. Parfaitement. Avant, on laissait mourir ces gens-là mais, avec le « progrès », comme ils disent, maintenant on les maintient en vie. Malgré eux, en plus. Car je suis convaincu que si ce pauvre type pouvait s’exprimer, il demanderait à mourir. Hein, mon petit légume chéri ? Tu veux être braisé ou bouilli ?
L’infirmier lui tira les poils des oreilles.
— D’ailleurs, qui tient à lui ? Même sa famille ne vient plus le voir. Ce type n’est qu’une gêne pour tout le monde. Mais nous sommes dans un système de lâcheté généralisée où l’on préfère laisser vivre les parasites plutôt que d’avoir le courage de s’en débarrasser.
A nouveau il eut un geste maladroit et Jean-Louis Martin tomba sur le visage dans un bruit mat.
La porte s’ouvrit. Entra le docteur Samuel Fincher qui, pour une fois, arrivait en avance. Il comprit tout de suite ce qui se passait. Il lâcha sèchement :
— Vous êtes virés !
Puis il se tourna vers son patient.
— Je crois que nous avons des choses à nous dire, fit-il en recalant son malade bien droit sur son coussin.
Merci, docteur. Je ne sais pas si je dois vous remercier de me sauver maintenant ou vous en vouloir de ne pas m’avoir sauvé plus tôt. Quant à nous dire des choses…
— Vous n’aurez qu’à répondre par oui ou non en battant une fois ou deux de la paupière.
Enfin son médecin lui posait les bonnes questions. Rien qu’avec des oui et des non, Martin arriva à faire comprendre toutes les étapes de son récent calvaire.